Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Inquisition

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Henri Plon (p. 360-364).

Inquisition. Ce fut vers l’an 1200 que le pape Innocent III établit le tribunal de l’inquisition pour procéder contre les Albigeois, hérétiques perfides, qui bouleversaient la société et ramenaient les hommes à l’état sauvage. Déjà, en 1184, le concile de Vérone avait ordonné aux évêques de Lombardie de rechercher ces hérétiques rebelles et de livrer au magistrat civil ceux qui seraient opiniâtres. Le comte de Toulouse adopta ce tribunal en 1229 ; Grégoire IX, en 1233, le confia aux dominicains. Les écrivains qui ont dit que saint Dominique fut le premier inquisiteur général ont dit là une chose qui n’est pas. Saint Dominique ne fut jamais inquisiteur ; il était mort en 1221. Le premier inquisiteur général fut le pieux légat Pierre de Castelnau, que les Albigeois assassinèrent. Le pape Innocent IV étendit l’inquisition dans toute l’Italie, à l’exception de Naples. L’Espagne y fut soumise de 1480 à 1484, sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle ; le Portugal l’établit en 1557. L’inquisition parut depuis dans les pays où ces puissances dominèrent ; mais elle ne s’est exercée dans aucun royaume que du consentement et le plus souvent à la demande des souverains[1].

Il faudrait plus d’espace que nous ne pouvons en occuper ici pour renverser tous les mensonges calomnieux que les ennemis de l’Église, protestants, jansénistes et philosophes, ont accumulés à l’envi contre l’inquisition. Dans les deux premières éditions de ce livre, l’auteur, jeune et stupidement égaré, a reproduit les hostiles et détestables quolibets de Voltaire sur ce grave sujet, les plates suppositions de Gilles de Witte, la fable de Montesquieu d’une jeune juive brûlée à Lisbonne, uniquement parce qu’elle était née juive, et d’autres contes pareils. Depuis, on a fait paraître, mais surchargée à dessein, l’Histoire de l’inquisition de Llorente ; et plus récemment on a publié, sous le titre de Mystères de l’inquisition, un énorme roman qui est un arsenal d’imputations fausses. On a même illustré de gravures ces divers pamphlets, et on a traduit pour les yeux, à l’usage de ceux qui ne savent pas lire, des mensonges souvent impurs à la charge de l’inquisition. Nous reproduisons ici une de ces planches d’imposture ; elle représente des faits imaginaires dont l’Espagne et le Portugal n’ont jamais eu le spectacle. À la place des archers, on a mis des moines ; bien plus, un de ces religieux, armé d’une torche, met le feu au bûcher ; ce qui ne s’est jamais fait. Les moines n’étaient aux auto-da-fé que pour donner aux condamnés les consolations suprêmes.

Après Joseph de Maistre, l’abbé Jules Morel et l’abbé Léon Godard ont fait pleine justice de ces tristes licences de la presse.

« Si l’on excepte un très-petit nombre d’hommes instruits, dit Joseph de Maistre, il ne vous arrivera guère de parler de l’inquisition sans rencontrer dans chaque tête trois erreurs capitales, plantées et comme rivées dans les esprits, au point qu’elles cèdent à peine aux démonstrations les plus évidentes. On croit que l’inquisition est un tribunal purement ecclésiastique : cela est faux. On croit que les ecclésiastiques qui siègent dans ce tribunal condamnent certains accusés à la peine de mort : cela est faux. On croit qu’ils les condamnent pour de simples opinions : cela est faux. Le tribunal espagnol de l’inquisition était purement royal. C’était le roi qui désignait l’inquisiteur général, et celui-ci nommait à son tour les inquisiteurs particuliers, avec l’agrément du roi. Le règlement constitutif de ce tribunal fut publié en l’année 1484 par le cardinal Torquemada, de concert avec le roi[2]. Doux, tolérant, charitable, consolateur dans tous les pays du monde, par quelle magie le gouvernement ecclésiastique sévirait-il en Espagne, au milieu d’une nation éminemment noble et généreuse ? Dans l’examen de toutes les questions possibles, il n’y a rien de si essentiel que d’éviter la confusion des idées. Séparons donc et distinguons bien exactement, lorsque nous raisonnons sur l’inquisition, la part du gouvernement de celle de l’Église. Tout ce que le tribunal montre de sévère et d’effrayant, et la peine de mort surtout, appartient au gouvernement ; c’est son affaire ; c’est à lui, et c’est à lui seul qu’il faut en demander compte. Toute la clémence, au contraire, qui joue un si grand rôle dans le tribunal de l’inquisition, est l’action de l’Église, qui ne se mêle de supplices que pour les supprimer ou les adoucir. Ce caractère indélébile n’a jamais varié. Aujourd’hui, ce n’est plus une erreur, c’est un crime de soutenir, d’imaginer seulement que des prêtres puissent prononcer des jugements de mort. Il y a dans l’histoire de France un grand fait qui n’est pas assez observé, c’est celui des templiers ; ces infortunés, coupables ou non (ce n’est point de quoi il s’agit ici), demandèrent expressément d’être jugés par le tribunal de l’inquisition ; car ils savaient bien, disent les historiens, que s’ils obtenaient de tels juges, ils ne pouvaient plus être condamnés à mort… Le tribunal de l’inquisition était composé d’un chef nommé grand inquisiteur, qui était toujours archevêque ou évêque ; de huit conseillers ecclésiastiques, dont six étaient toujours séculiers, et de deux réguliers, dont l’un était toujours dominicain, en vertu d’un privilège accordé par le roi Philippe III[3]. »

Ainsi les dominicains ne dirigeaient donc pas l’inquisition, puisque l’un d’eux seulement en faisait partie par privilège.

« On ne voit pas bien précisément, dit encore Joseph de Maistre, à quelle époque le tribunal de l’inquisition commença à prononcer la peine de mort. Mais peu nous importe ; il nous suffit de savoir, ce qui est incontestable, qu’il ne put acquérir ce droit qu’en devenant royal, et que tout jugement de mort demeure, par sa nature, étranger au sacerdoce. La teneur des jugements établit ensuite que les confiscations étaient faites au profit de la chambre royale et du fisc de Sa Majesté. Ainsi, encore un coup, ce tribunal était purement royal, malgré la fiction ecclésiastique ; et toutes les belles phrases sur l’avidité sacerdotale tombent à terre. Ainsi l’inquisition religieuse n’était, dans le fond, comme dit Garnier, qu’une inquisition politique[4]. Le rapport des Cortès de 1812 appuie ce jugement. Philippe II, le plus absolu des princes, dit ce rapport, fut le véritable fondateur de l’inquisition. Ce fut sa politique raffinée qui la porta à ce point de hauteur où elle était montée. Les rois ont toujours repoussé les avis qui leur étaient adressés contre ce tribunal, parce qu’ils sont, dans tous les cas, maîtres absolus de nommer, de suspendre ou de renvoyer les inquisiteurs, et qu’ils n’ont, d’ailleurs, rien à craindre de l’inquisition, qui n’est terrible que pour leurs sujets… » Ainsi tombent ces contes bleus de rois d’Espagne qui

 
L’une des gravures menteuses imaginées contre l’inquisition
L’une des gravures menteuses imaginées contre l’inquisition.
 
s’apitoyaient sur des condamnés sans pouvoir leur faire grâce, quand il est démontré que c’étaient ces rois eux-mêmes qui condamnaient.

On a dit que depuis trois siècles l’histoire était une vaste conspiration contre le Catholicisme. On ferait un volume effrayant du catalogue des mensonges qui ont été prodigués dans ce sens par les historiens. La plupart viennent de la réforme ; mais les écrivains catholiques les copient tous les jours sans réflexion. C’est la réforme qui la première a écrit l’histoire de l’inquisition ; on a trouvé commode de transcrire son odieux roman, qui épargnait des recherches. Vous trouverez donc partout des faits inventés qui se présentent avec une effronterie incroyable. Nous en citerons deux ou trois. « Si l’on en croit quelques historiens, Philippe III, roi d’Espagne, obligé d’assister à un auto-da-fé (c’est le nom qu’on donne aux exécutions des inquisiteurs), frémit et ne put retenir ses larmes en voyant une jeune juive et une jeune Maure de quinze à seize ans qu’on livrait aux flammes, et qui n’étaient coupables que d’avoir été élevées dans la religion de leurs pères et d’y croire. Ces historiens ajoutent que l’inquisition fit un crime à ce prince d’une compassion si naturelle ; que le grand inquisiteur osa lui dire que pour l’expier il fallait qu’il lui en coûtât du sang ; que Philippe III se laissa saigner, et que le sang qu’on lui tira fut brûlé par la main du bourreau… » C’est Saint-Foix qui rapporte ce tissu de faussetés, dans ses Essais sur Paris, sans songer qu’aucun historien n’est là pour appuyer ces faits ; qu’ils ont été imaginés quatre-vingts ans après la mort de Philippe III ; que Philippe III était maître de faire grâce et de condamner ; que l’inquisition ne brûlait pas les juifs et les Maures coupables seulement d’avoir été élevés dans la religion de leurs pères et d’y croire ; qu’elle se contentait de les bannir pour raisons politiques, etc.

Vous lirez ailleurs que le cardinal Torquemada, qui remplit dix-huit ans les fonctions de grand inquisiteur, condamnait dix mille victimes par an, ce qui ferait cent quatre-vingt mille victimes. Mais vous verrez pourtant ensuite qu’il mourut ayant fait dans sa vie six mille poursuites, ce qui n’est pas cent quatre-vingt mille ; que le pape lui fit trois fois des représentations pour arrêter sa sévérité ; vous trouverez dans les jugements assez peu de condamnations à mort. Les auto-da-fé ne se faisaient que tous les deux ans ; les condamnés à mort attendaient longuement leur exécution, parce qu’on espérait toujours leur conversion ; et vous regretterez de rencontrer si rarement la vérité dans les livres. Un gros ouvrage qui vient de paraître (le Dictionnaire universel de la géographie et de l’istoire, par M. Bouillet) porte à cinq millions le nombre des personnes que l’inquisition a fait périr en Espagne… C’est, de plus de quatre millions et neuf cent quatre-vingt-dix mille, une erreur, — pour ne pas dire plus.

Rapportons maintenant quelque procédure de l’inquisition. Le fait qui va suivre est tiré de l’histoire de l’inquisition d’Espagne, faite à Paris sur les matériaux fournis par D. Llorente, matériaux qu’on n’a pas toujours employés comme Llorente l’eût voulu ; car on a fait de son livre un pamphlet. — « L’inquisition faisait naturellement la guerre aux francs-maçons et aux sorciers. À la fin du dernier siècle, un artisan fut arrêté au nom du saint-office pour avoir dit dans quelques entretiens qu’il n’y avait ni diables, ni aucune autre espèce d’esprits infernaux capables de se rendre maîtres des âmes humaines. Il avoua, dans la première audience, tout ce qui lui était imputé, ajouta qu’il en était alors persuadé pour les raisons qu’il exposa, et déclara qu’il était prêt à détester de bonne foi son erreur, à en recevoir l’absolution, et à faire la pénitence qui lui serait imposée. J’avais vu (dit-il en se justifiant) un si grand nombre de malheurs, dans ma personne, ma famille, mes biens et mes affaires, que j’en perdis patience, et que, dans un moment de désespoir, j’appelai le-diable à mon secours : je lui offris en retour ma personne et mon âme. Je renouvelai plusieurs fois mon invocation dans l’espace de quelques jours, mais inutilement, car le diable ne vint point. Je m’adressai à un pauvre homme qui passait pour sorcier ; je lui fis part de ma situation. Il me conduisit chez une femme, qu’il disait beaucoup plus habile que lui dans les opérations de la sorcellerie. Cette femme me conseilla de me rendre, trois nuits de suite, sur la colline des Vistillas de saint François, et d’appeler à grands cris Lucifer, sous le nom d’ange de lumière, en reniant Dieu et la religion chrétienne et en lui offrant mon âme. Je fis tout ce que cette femme m’avait conseillé, mais je ne vis rien : alors elle me dit de quitter le rosaire, le scapulaire et les autres signes de chrétien que j’avais coutume de porter sur moi, et de renoncer franchement et de toute mon âme à la foi de Dieu, pour embrasser le parti de Lucifer, en déclarant que je reconnaissais sa divinité et sa puissance comme supérieures à celles de Dieu même ; et après m’être assuré que j’étais véritablement dans ces dispositions, de répéter, pendant trois autres nuits, ce que j’avais fait la première fois. J’exécutai ponctuellement ce que cette femme venait I de me prescrire ; cependant l’ange de lumière ne m’apparut point. La vieille me recommanda de prendre de mon sang et de m’en servir pour écrire sur du papier que j’engageais mon âme à Lucifer, comme à son maître et à son souverain ; de porter cet écrit au lieu où j’avais fait mes invocations, et, pendant que je le tiendrais à la main, de répéter mes anciennes paroles : je fis tout ce qui m’avait été recommandé, mais toujours sans résultat. Me rappelant alors tout ce qui venait de se passer, je raisonnai ainsi : S’il y avait des diables, et s’il était vrai qu’ils désirassent de s’emparer des âmes humaines, il serait impossible de leur en offrir une plus belle occasion que celle-ci, puisque j’ai véritablement désiré de leur donner la mienne. Il n’est donc pas vrai qu’il y ait des démons ; le sorcier et la sorcière n’ont donc fait aucun pacte avec le diable, et ils ne peuvent être que des fourbes et des charlatans l’un et l’autre. »

Telles étaient en substance les raisons qui avaient fait apostasier l’artisan Jean Pérez. Il les exposa, en confessant sincèrement son péché. On entreprit de lui prouver que tout ce qui s’était passé ne prouvait rien contre l’existence des démons, mais faisait voir seulement que le diable avait manqué de se rendre à l’appel, Dieu le lui défendant quelquefois, pour récompenser le coupable de quelques bonnes œuvres qu’il a pu faire avant de tomber dans l’apostasie. Il se soumit, reçut l’absolution et fut condamné à une année de prison, à se confesser et à communier aux fêtes de Noël, de Pâques et de la Pentecôte, pendant le reste de ses jours, sous la conduite d’un prêtre qui lui serait donné pour directeur spirituel ; à réciter une partie du rosaire et à faire tous les jours des actes de foi, d’espérance, de charité, de contrition, etc. Tel fut son châtiment.

Voici maintenant l’histoire d’un autre épouvantable auto-da-fé, extraite du Voyage fait en Espagne pendant les années 1786 et 1787, par Joseph Fownsend, recteur de Pewsey : « Un

 
 
mendiant, nommé Ignazio Rodriguez, fut mis en jugement au tribunal de l’inquisition pour avoir distribué des philtres amoureux, dont les ingrédients étaient tels que l’honnêteté ne permet pas de les désigner. En administrant le ridicule remède (il paraît que le prédicant anglais n’est pas sévère), il prononçait quelques paroles de nécromancie. Il fut bien constaté que la poudre avait été administrée à des personnes de tout rang. Rodriguez fut condamné à être conduit dans les rues de Madrid, monté sur un âne, et à être fouetté. On lui imposa de plus quelques pratiques de religion et l’exil de la capitale pour cinq ans. La lecture de la sentence fut souvent interrompue par de grands éclats de rire, auxquels se joignait le mendiant lui-même. Le coupable fut, en effet, promené par les rues, mais non fouetté ; et pendant la route, on lui offrait du vin et des biscuits pour se rafraîchir… »

Nous pourrions rassembler beaucoup de traits pareils, qui peindraient l’inquisition tout autrement que ne la montrent des livres infiniment trop menteurs. Bornons-nous à citer encore le témoignage d’un homme qui n’est pas suspect aux ennemis de l’Église catholique :

« Depuis le seizième siècle, dit le protestant Ranke, l’inquisition n’était qu’un tribunal royal muni d’armes spirituelles. » Les inquisiteurs n’étaient en effet que des fonctionnaires royaux, en partie laïques, soumis aux inspections royales, nommés et destitués par le roi, relevant d’un conseil qui siégeait à la cour. Tout le bénéfice des confiscations prononcées par eux revenait au roi ; aucune grandesse, aucun prélat ne pouvait se soustraire à ce tribunal, toujours docile. C’est par lui que Charles-Quint fit juger les évêques partisans des communes ; c’est à lui que Philippe II livra son ex-favori Pérez. Il en étendit la juridiction aux arts, au commerce, aux impôts et à la marine. « Ce tribunal, ajoute Ranke, fait partie de ces dépouilles du pouvoir ecclésiastique, dont le gouvernement s’est enrichi. » Le nonce Visconti écrivait en 1563 que l’inquisition espagnole avait diminué grandement l’autorité du saint-siège. Saint Charles Borromée en empêcha Rétablissement à Milan pendant sa vie ; le clergé de Sicile la combattit, et elle ne put être toute-puissante ni en Italie ni dans les provinces basques. » Voy. Tribunal secret.


  1. Bergier, Dictionnaire théologique.
  2. Voyez le rapport officiel en vertu duquel l’inquisition fut supprimée par les Cortès de 1812.
  3. Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole.
  4. Histoire de Francois Ier, t. II, ch. iii.